A la racine de l’AMI
Retour en fin d’année 2021. De plus en plus menacées par les effets du changement climatique, les forêts françaises sont sous tension : repenser les modalités de gestion pour leur permettre d’être plus résilientes n’est plus une option. Les ministères de l’Agriculture (MASAF), de la Transition écologique (MTECT) et de l’Industrie lancent alors les Assises de la Forêt et du Bois, un espace de dialogue associant l’ensemble des acteurs concernés par les questions bois-forêt (notamment institutions, élu.e.s, propriétaires, chercheur.euse.s, chef.fe.s d’entreprise, associations) pour établir une vision partagée de la forêt française de demain par la convergence des différentes stratégies et intérêts, et mobiliser l’ensemble de la filière dans la réponse aux défis auxquels la forêt est confrontée. Quelques mois plus tard, les quelques 480 participant.e.s rendent leurs conclusions et définissent les chantiers prioritaires pour faire advenir cette vision, parmi lesquels on retrouve le dialogue forêt-société.
À part les Chartes Forestières, des outils non contraignants de coopération et concertation entre les acteurs de la filière, mises en place depuis quelques années, les initiatives de dialogue sont beaucoup plus ponctuelles : living lab, sénat forestier … L’enjeu est donc à la fois de : trouver la bonne échelle de concertation selon la problématique rencontrée, laisser une place aux acteurs moins traditionnels de la forêt, notamment la société civile, dans la gestion forestière, tout en faisant de la concertation un moyen de garantir la multifonctionnalité des forêt … et non une fin en soi.
C’est pour soutenir des projets pilotes d’expérimentation de démarche de concertation et des travaux facilitateurs d’une meilleure compréhension des enjeux forestiers complexes à l’échelle d’un territoire que le MASAF et le MTE ont lancé l’Appel à Manifestation d’Intérêt « Concertation et Multifonctionnalité des forêts », en fin d’année 2022. Cet AMI vise à faire émerger des démarches collectives et volontaires, afin d’augmenter la cohésion autour des enjeux d’adaptation des forêts au changement climatique, de protection de la biodiversité, de développement économique, de paysages …
Étant donné que deux de nos partenaires de Tronc Commun sont lauréats de cet AMI (le PNR des Boucles de la Seine Normande et le CNPF de Nouvelle Aquitaine), nous avons l’occasion d’observer ces projets de l’intérieur. Mais un brin de curiosité nous pousse à nous demander ce que font les autres : comment ont-ils appréhender la notion de concertation ? Qui est autour de la table ? La démarche s’inscrit-elle dans une stratégie collective ? Et puis il y a aussi l’envie de documenter, même de loin, les méthodes initiées ici et là, pour que les réussites et échecs profitent au plus grand nombre, y compris aux projets n’ayant pas été retenus cette année.
Tour d’horizon des projets lauréats, millésime 2023 !
La prise de contact avec les lauréats c’est faite par un petit questionnaire que nous leur avons proposé de remplir, l’objectif étant avant tout d’en avoir un aperçu (sur la méthode, sur le calendrier, sur les parties prenantes, ou les freins rencontrés). Il nous manque quelques réponses, nous vous partageons donc les éléments à notre disposition actuellement !
Typologie des porteurs de projets :
- Des acteurs de la préservation d’espace naturel : deux Parcs Naturels Régionaux, et le Parc national des forêts ;
- Des organismes en charge de la gestion des forêts : un est conduit par l’ONF, gestionnaire des forêts publiques, un autre par le CNPF, qui accompagne les propriétaires privés,
- Des collectivités territoriales établissements publics de coopération : un département, une union régionale des communes forestières, un syndicat mixte.
Synopsis des projets : les niveaux d’avancements des projets étant variables, voici quelques éléments de contexte et d’intention pour mieux cerner les réponses proposées par les lauréats … Et commencer à entrevoir les convergences ou particularités notables.
Bretagne
Le syndicat mixte Destination Brocéliande porte une démarche de concertation autour du massif forestier Paimpont Brocéliande (une 20aine de communes, 2 départements, un syndicat de propriétaires privés …). Les acteurs de ce territoire, déjà mobilisés dans des instances de concertation spécifiques ou dynamiques partenariales (lutte incendie, natura 2000, propriétaires et acteurs du tourisme autour de la randonnée), ont vocation à tisser des liens et trouver des modalités de gouvernance partagée du massif, afin de concilier valeurs, usages et durabilité. Un comité de massif, et à terme un « parlement de forêt » pourrait être des instances pérennisées sur le site, facilitant les échanges entre acteurs. L’AMI vise à préfigurer ce type d’instance, en s’appuyant sur un diagnostic co-construit et de l’interconnaissance, pour ensuite penser un plan d’action collectif.
Normandie
Bien qu’encore plutôt préservé des tensions sur son territoire, le PNR des Boucles de la Seine Normande souhaite s’outiller, ainsi que ses partenaires, à des modalités de dialogue entre parties prenantes. L’AMI laisse place à deux initiatives parallèles : la création d’un jeu de rôle permettant aux parties prenantes de comprendre les contraintes, perceptions, attentes des autres et ainsi ouvrir une phase de dialogue ; une enquête auprès des acteurs du territoire conduisant à des scenarios d’ajustement et/ou transformation de modalités de gestion ou gouvernance.
Grand Est
La création du Parc national des forêts, localisé entre le nord de la Côte-d’Or en Bourgogne-Franche-Comté et le sud de la Haute-Marne en Grand Est, s’est traduite par un statut de protection forte qui a généré des tensions avec plusieurs acteurs. Ce territoire connaît également un dépérissement d’essence, et les entreprises de la filière bois y connaissent des difficultés. Le projet vise à faire du Parc (déjà reconnu comme lieu de connaissance ayant la capacité de fédérer des acteurs), un territoire de référence et d’expérimentation sur ces questions pour proposer des solutions aux problématiques concrètes identifiées par les acteurs. Il prend le parti de travailler sur des projets collectifs concrets via la méthode des Living Labs, autour de deux axes : anticiper et gérer les risques en forêt et la valorisation des ressources.
Nouvelle-Aquitaine
Le CNPF de Nouvelle Aquitaine expérimente une méthodologie inspirée des livings labs pour favoriser la multifonctionnalité des forêts et la conciliation des usages, principalement en zones péri-urbaines. L’objectif est double : sur le fond, introduire du dialogue pour garantir la multifonctionnalité de la forêt, et sur la forme, perfectionner la méthodologie imaginée dans un précédent projet – Sylvalor. Ce sont 4 livings labs, aux problématiques variées qui ont été lancé sur le territoire (sur 6 attendus). Les problématiques soulevées sont : les lisières forestières, la forêt comme nouvelle identité de développement territorial, l’ouverture à d’autres usages des forêts productives (monofonctionnelles), et la juxtaposition de modes de gestions « opposés » (entre une forêt classée ENS et une forêt privée de production).
Île-de-France
L’ONF Ile de France Est s’interroge sur l’absence d’instances de concertation , et sur la nécessité ou non d’en instaurer certaines.
Auvergne Rhône Alpes
Le département de l’Ain avait déjà engagé une concertation autour du Massif des Montagnes de l’Ain, où cohabitent des intérêts productifs et un bassin d’emplois, enjeux touristiques, sociétaux et de biodiversité. Leur réponse à l’AMI vient renforcer cette dynamique avec le projet de « Relais des Bois », soit la mise en place d’un groupe volontaire « d’ambassadeurs » représentant la société civile, tout au long d’un processus interactif d’assimilation des enjeux de la filière. Le but est de co-construire des actions pédagogiques pour valoriser la multifonctionnalité des forêts avec les acteurs de la filière et de la société civile. Une fois le projet de l’AMI clos seront mis en œuvre des actions concrètes proposées par le groupe de travail des ambassadeurs.
Occitanie
L’interconnaissance entre les forestiers et « le reste du monde » avait été identifiée comme prioritaire dans le nouveau programme de la Charte Forestière de Territoire (CFT) Haut Languedoc de 2022. Les communes forestières (COFOR) d’Occitanie ont souhaité partir des comités de suivi de la CFT pour en faire un « conseil de développement forestier » dans lequel serait définies des positions communes sur les enjeux forestiers, aboutissant à une sylviculture intégrant les différents enjeux.
Quelques points communs se dessinent entre ces projets :
Des problématiques similaires ont poussé les lauréats à répondre à cet AMI : tous ont mentionné des effets inquiétant du changement climatique sur les forêts, certains ont également relevé des difficultés croissantes de la filière bois (Parc Naturel des Forêts). Plusieurs ont évoqué des incompréhensions de la part de la société civile sur la gestion qui est faite des forêts (PNR du Languedoc), la hausse des incivilités (Département de l’Ain). D’autres craignent le sur-tourisme (Syndicat mixte de Brocéliande tout particulièrement).
Si plusieurs avaient déjà entamé des démarches de concertation autour de la gestion forestière (à l’échelle du Département de l’Ain pour le projet « Relais des Bois », sur le risque incendie avec Destination Brocéliande, Sylvalor en Gironde), d’autres ont saisi cet AMI comme l’occasion d’initier une nouvelle dynamique sur le long terme. La moitié des lauréats ont commencé par établir une phase d’enquête, notamment à l’aide d’entretiens, avant de commencer la concertation : l’URCOFOR AuRA, le Syndicat Mixte de Brocéliande, le PNR des Boucles de Seine et le CNPF de Nouvelle Aquitaine avec leurs quatre sites d’étude.
Les outils mobilisés pour engager une concertation sur la multifonctionnalité des forêts sont multiples. Deux territoires ont choisi de mobiliser la méthode des Living Labs (le Parc Naturel des Forêts et le CNPF de Nouvelle Aquitaine), et les COFOR AuRA ont opté pour des ateliers de concertation. Certains se sont basés sur des outils déjà existants pour les améliorer : la méthode des Living Lab avait déjà été mobilisée par le CNPF Nouvelle Aquitaine dans le cadre de leur projet Sylvador, et le PNR du Haut Languedoc travaille sur l’amélioration des comités de suivi de leur Charte Forestière de Territoire pour en faire un conseil de développement. A contrario, Destination Brocéliande travaille sur la création de nouvelles instances comme un comité de massif. La sensibilisation du grand public est au cœur de certains projets (« Relais des Bois » du Département de l’Ain notamment, mais aussi « Pacte Forêt Z » des COFOR AuRA.
Plusieurs projets s’attachent à définir une vision partagée du territoire. C’est le cas du Syndicat mixte de Brocéliande qui cherche à favoriser l’interconnaissance sur le massif, mais aussi du Parc National des Forêts dont l’expertise permettra d’aligner la vision des acteurs, et enfin du projet « Pacte Forêt-Z ».
On retrouve des difficultés communes dans la mise en œuvre des projets : la difficulté à mobiliser du public (« Relais des Bois », Destination Brocéliande), mais aussi la crainte d’un déséquilibre au sein du consortium d’acteurs, avec une prégnance des acteurs économiques et de la filière bois au détriment des acteurs qui visent à la protection de l’environnement (PNR haut Languedoc, Pacte Forêt-Z).
Enfin, quelques convergences sur attentes et suites de l’AMI. Destination Brocéliande et le Département de l’Ain envisagent de nouvelles actions avec la mise en place d’un plan d’action collectif. D’autres visent la création de nouvelles instances (Destination Brocéliande, pour une concertation pérenne autour du « Parlement de la Forêt »). D’autres vont améliorer des dispositifs existant : le PNR des Boucles-de-Seine Normande souhaite incarner les enseignements de l’AMI dans la charte forestière qu’il porte. Un bon nombre de projets ont affirmé souhaiter que les démarches de concertation dans le cadre de l’AMI puissent être réplicables : le CNPF Nouvelle Aquitaine, le PNR du Haut Languedoc, le Parc National Forestier, le Département de l’Ain.
A ce stade voici quelques questions, sur le fond des projets ou sur l’AMI lui-même que nous nous posons … et on sera ravie d’y réfléchir avec les lauréats !
Comment dès à présent garder des traces de la démarches ? Documenter les échecs autant que les succès ? S’assurer que la démarches et ses enseignements infuseront bien dans la structure impliquée, et pas uniquement chez le ou la porteur.euse de projet ? Comment prévoir l’arrivée ou le départ des membres du consortiums (pas facile de débarquer dans une démarche déjà à moitié lancée …) ?
Comment embarquer l’ensemble des parties prenantes sans renoncer à l’ambition du projet ? Dans quelques projets, il semble que les propriétaires forestiers (pas tous loin de là) soient parfois dans une posture réactive et aient du mal à saisir la démarche, craignant de perdre la main sur leur prérogatives. Comment ne pas renoncer à une stratégie transformatrice du secteur forestier pour les avoir dans le tour de table ?
L’AMI est-il la bonne forme pour répondre aux problématiques adressées ? Qu’est-ce qui a été contraignant ou facilitant pour les lauréats ? Comment faire évoluer le format aux recommandations de ses premiers usagers.ères (les lauréats 2023) ?
Lancement du réseau d’AMIs
En début d’année, nous proposerons aux lauréats de se retrouver pour un premier temps d’interconnaissance et présentation des projets. L’idée est surtout de définir ce dont ils et elles ont besoin et attendraient de cette communauté de lauréats … on a déjà quelques idées à leur proposer : séances de co-dev pour débugger des projets, des temps inspirants pour nourrir leurs démarches, un format de compagnonnage entre lauréats ayant des projets convergents (l’appel à un AMI…), un SAV 27e région si le besoin est plutôt un regard extérieur et non forestier, un musée des AMIs pour faciliter le partage de leurs projets à la France entière … les options ne manquent pas !
Prochain épisode en 2025 !